Le soin et le zèle : Galien de Pergame, sectateur du vin

09 Jan 2022

 

 

On dit que l’œuvre de Claude Galien (129-200/210) représenterait près du huitième de l’ensemble de la littérature grecque conservée d’Homère à la fin du IIe siècle de notre ère. Pourtant, nombre de ses traités ont été perdus et d’autres, transmis seulement par des traductions en latin, en arabe, plus rarement en hébreu.

Armé d’une solide maîtrise de la littérature et de la philosophie classiques, et donc d’une grande habileté sophistique, il a excellé dans le domaine de la philosophie naturelle. Toute sa vie, il chercha à élever la science médicale au statut d’art, sans pour autant négliger la pratique, qu’il peaufina à Smyrne, Corinthe, Alexandrie et Pergame, où il fut le médecin des gladiateurs1. Cette recherche d’une alliance noble de la théorie à la pratique trouve une parfaite expression lorsqu’il traite du vin, en maints lieux de son œuvre.

En célèbre descendant de la tradition hippocratique, il en commente abondamment le corpus, notamment le Régime des maladies aiguës 2 . Dans cette réélaboration, il élève la densité et l’ampleur de la rigoureuse classification de son prédécesseur et nomme des crus précis pour illustrer les grands critères hippocratiques : couleur, goût, substance, fragrance et vertus.

Dans un traité sur les antidotes, Galien distingue différentes sortes de vins : fermes, forts, faibles (ou aqueux), âpres, aigres, ce qui lui permet d’évoquer leurs potentiels de garde respectifs : médiocre pour « les vins blancs peu substantiels », important pour des « vins blancs forts, âpres et épais ». Deux vins se détachent nettement de tous les autres : celui de Sorrente et le Falerne.

« Est-il besoin de parler du vin de Sorrente? Tout le monde sait qu’il reste jeune pendant une vingtaine d’années. Il garde sa force durant tout ce temps, reste longtemps bon à boire, n’est pas enclin à devenir amer ; il a les mêmes caractéristiques que le vin de Falerne. » Galien, Des antidotes, I.3 3

 

Nombreux sont les ouvrages dans lesquels Galien reconnaît l’importance du terroir, auquel il lie le potentiel de vieillissement des vins. S’il n’est pas le premier médecin ayant vanté les usages du vin dans la thérapeutique, il marque sa singularité par la minutie avec laquelle il énonce les qualités spécifiques d'un grand nombre de vins. Un tel zèle fait de lui l’un des premiers œnophiles éclairés de l’histoire de la pensée4.

Comme la plupart d’entre nous, il témoigne d’un certain chauvinisme gustatif, qu’il parvient toutefois à dépasser par une curiosité insatiable. Au-delà des vins d’Asie Mineure, il reconnaît la valeur des productions italiennes, admettant à plusieurs reprises une tendresse particulière pour le grand vin de Falerne. Galien l’évoque comme un vin au bouquet exceptionnel, nourrissant autant l’objectivité œnophile que le transport subjectif de l’amoureux. Et même si, remarque-t-il, les mots sont insuffisants pour décrire les expériences sensorielles, le vin permet de conjuguer émotion et intellect. La preuve : en goûtant pour la première fois un vin qu’on ne connaît que d’après un simple récit, on peut le reconnaître. Ce même récit peut même en sublimer l’expérience5.

A l’intérieur de la catégorie prisée des vins de Falerne, Galien distingue deux grandes variétés selon leur suavité et note celle, plus particulièrement prononcée, du Faustinien6. Cette douceur marque l’équilibre entre l’astringent et l’âcre, les deux autres saveurs principales selon lesquelles Galien classe le vin. Or, la saveur révèle la consistance du vin et ses vertus. Ainsi, la plus suave densité du Faustinien en fait un ingrédient idéal pour la confection d’antidotes, en particulier la thériaque, l’antidote par excellence7.

L’opuscule de Galien intitulé Le livre des vins mérite un commentaire particulier. Particulièrement synthétique, il se situe dans la pure tradition hippocratique et fut fréquemment repris par la suite, un peu comme un vade mecum de la littérature médicale sur le vin8. Galien examine avant tout la substance de différentes sortes de vins, partant du plus clair, que « les hommes nomment aqueux » en raison de sa similarité avec l’eau par la couleur et la consistance mais aussi, comme il l’explique plus loin, par une faible astringence. Son goût est peu marqué et Galien déconseille d’y ajouter une quantité importante d’eau afin de ne pas perdre le peu de substance qui lui est propre9. Il doit sa valeur diurétique à la rapidité de sa diffusion dans le corps. En effet, à la différence de l’eau, il n’est pas de nature froide, même si sa chaleur est modérée par rapport à celle d’autres vins. Ce vin clair fortifie les poumons et fluidifie les humeurs (et non seulement le sang), sa faible chaleur ne nuit pas aux fébricitants – contrairement à d’autres vins et aux eaux impures ; enfin, il convient également aux jeunes et aux personnes de complexion colérique, à dominante chaude et sèche. Il préserve des maux de tête et de tout gonflement abdominal intempestif10. Galien trace ensuite une description contraire des vins doux et épais.

Cette dichotomie permet de poursuivre la recherche de la parfaite compatibilité entre la nature de l’homme et la substance du vin, que l’on retrouvera chez ses successeurs. Pour les savants prémodernes, la recherche d’harmonie entre le vin et le buveur dépassait de loin celle des accords entre les mets et les vins dont nos contemporains sont si férus. Galien s’est inspiré, sur le mode métaphorique, de cette proximité entre le vin et le corps humain ; elle lui permettait d’expliquer les mécanismes physiologiques, par exemple en mettant en parallèle la formation du sang et l’élaboration du vin11.

Galien a utilisé cette comparaison pour expliquer la génération des humeurs et le caractère acétique de la bile noire ou du vinaigre, qui a un effet corrosif sur l’estomac (Des facultés naturelles, II.9). Le vin ainsi suivrait les mouvements du corps, son bon fonctionnement, la formation d’un sang optimal, trouveraient une contrepartie dans la potentielle altération des humeurs en substances corrompues.

Pour Galien, la saveur et la fragrance du vin sont indissociables de sa substance, qui forge sa singularité et sa complexité. La connaissance du vin et la recherche de multiples manières d’en parler, loin d’amoindrir le caractère émotionnel de l’expérience de la dégustation, ne font que l’ouvrir vers de plus subtiles dimensions. Au-delà d’un phénomène proprement physique, la dégustation comble de bienfaits une âme nécessairement soumise aux tempéraments du corps 12. Ainsi le vin permet-il à Galien de s’exprimer autant comme serviteur de l’art médical que comme porte-parole de la philosophie morale.

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1 Pour une présentation de l’ « art médical » de Galien, voir l’introduction de Véronique Boudon à son édition, Galien, vol. 2, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 168-170; 224-252.

2 Voir Wesley D. Smith, The Hippocratic Tradition, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1979, en part. le chapitre 2, « Galen’s Hippocratism », p. 61-176.

3 Trad. Jean-Marc Mandosio d’après Kühn XIV, 14-19.

4 Voir l’introduction des œuvres de Galien par Véronique Boudon, vol. 2, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 168-170 ; 224-252.

5 Galien, De la connaissance du pouls 11, trad. d’après Kühn VIII, 774-5.

6 Galien, De la méthode thérapeutique XII 4, trad. d’après Kühn X, 832.

7 Galien, Des antidotes I 3, trad. d’après Kühn XIV, 20.

8 De nombreux manuscrits médiévaux contiennent ce texte, parmi lesquels les mss. Paris, BnF Lat. 6865, fol. 53vb-54va ; N.A.L. 343, fol. 69r-70r. (fol. 74-107 pour le De alimentis), et dont contenu ne varie pas de manière significative dans l’édition ici utilisée (éd. Venise, 1490, dans Galen, Opera, vol. 1, fol. 135vb-136rb).

9 Galien, Le livre des vins, éd. Venise, 1490, vol. 1, fol. 136rb.

10 Galien, Des facultés naturelles III.15.

11 Galien, De l’utilité des parties du corps humain 4, trad. Charles Daremberg, dans Œuvres médicales choisies, vol. 1, p. 281-282.

12 Galien, Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps, trad. Barras Birchler Morand, 2004, § 1.