Hildegarde de Bingen « Ouvrir les yeux sur la nature » : l’apport du regard naturaliste médiéval

06 Oct 2021

Hildegarde de Bingen (1098-1179)

Azélina Jaboulet-Vercherre

Professeur associée, Ferrandi Paris

A une époque dont nous appréhendons collectivement les troubles, les regards se portent sur la recherche de concepts historiques qui nous permettraient de contrer les affres de notre temps. L’agriculture comme la (para-)médecine se tournent vers la compréhension holistique du monde, faisant resurgir certains personnages de notre passé collectif.

L’allégorie de la nature revient à l’esprit de tous, de manière plus ou moins consciente, nous faisant pénétrer un univers fantastique d’un autre temps. Il pourrait être médiéval, comme celui de Bernard Silvestre, auteur au XIIe siècle d’une Cosmographie dans laquelle Nature est pilotée par une mère nature plus puissante encore : Noÿs. Intellect, sagesse et Providence divine, Noÿs dicte à Nature la marche à suivre pour rétablir l’ordre à partir d’un chaos macrocosmique1. Ensemble, ces deux natures supérieures pourraient réorganiser l’harmonie entre les espèces.

Hildegarde de Bingen, un ordonnancement spirituel des savoirs « holistiques »

Pour retrouver le regard d’un autre temps, restons en ce XIIe siècle qui porta le renouveau du naturalisme2, avec Hildegarde de Bingen (1098-1179). Moniale, femme de lettres, médecin, prophétesse et musicienne, Hildegarde affiche dans ses ouvrages une sensibilité au rythme naturel faisant d’elle une illustre initiatrice des adeptes actuels de la biodynamie.

Ses ouvrages mettent en avant la relation étroite entre les mouvements internes du corps et la Nature (forces vitales), en particulier dans son œuvre scientifique, la Physica, également nommée Liber subtilitatum, ou encore Liber simplicis medicine (daté des environs de 1150)3. Il présente, sous forme encyclopédique, un inventaire de la Création, dont participent la cosmologie, la cosmographie, les hommes et leurs activités, comme la plantation de vignes et la récolte, les maladies et leurs remèdes.

Bien que s’en défendant souvent, Hildegarde connaissait les classiques. Son originalité recouvre de nombreuses dimensions, dont la moindre n’est pas d’avoir montré qu’être une femme n’empêche pas nécessairement la reconnaissance, voire l’estime, des plus grands de son siècle (Bernard de Clairvaux, le pape Eugène III). Elle fut pourtant remisée – c’est souvent le cas d’esprits exceptionnels – pour n’être déclarée « Docteur de l’Eglise » que le 7 octobre 20124. Mais plus fondamental pour nous est son ordonnancement spirituel des savoirs que nous qualifierions de « holistique ».

La vision hildegardienne du créé

Outre sa conscience de la terre en tant qu’un des quatre éléments constitutifs de l’univers, elle s’intéresse aux différents types de sols et à leurs usages5. Le Cause et Cure (Les causes et les remèdes) qui lui est généralement attribué donne la mesure de l’approche naturaliste médiévale, dominée par le rôle des luminaires, le soleil et la lune (« mère de tous les temps »)6. L’auteur y évoque notamment l’influence de la lune sur la culture de la vigne (plantation, vendanges, qualités de la vigne, mais aussi corruption des fruits) et la notion de terroir (hiérarchie des sols selon l’ensoleillement et l’humidité, nature du raisin en fonction des régions où pousse la vigne) :

« Les arbres qui sont dans la partie orientale et sont irrigués par les eaux d’Orient poussent bien et donnent de bons fruits de diverses espèces, qui ont bonne saveur… Les vignes qui poussent là et sont tournées vers l’orient donnent une grande quantité de vin et en produisent de bonne qualité. [….]

… dans la partie occidentale… le vin y est fort, mais n’est pas délicieux, et ne peut se garder car, en ce lieu, la terre contient chaleur et froid. […]

[…] en effet, le vin se développe plus à partir de la chaleur qu’à partir du froid7. »

La vision hildegardienne du créé repose sur le système de référence de la Genèse :

« Lors de la création de l’homme, une terre particulière fut tirée de la terre : c’est l’homme. […] Et la terre fournissait sa verdeur, selon l’espèce et la nature et les mœurs et tout l’environnement de l’homme »8.

La Création est bienfaisante si l’on en fait un usage raisonné et sain

Au-delà de la réactivité entre le principe divin et l’ordonnancement de la nature (physique et humaine), notons cet effet miroir, véritable topos médiéval émergeant de raisonnements sur le cosmos. La dépendance des hommes aux règles supérieures s’impose à nous, souvent à nos dépens. Cette exigence d’humilité nous met face à la force de la nature, à laquelle nous sommes soumis et qui nous nourrit, plutôt que l’inverse.

Pour l’abbesse visionnaire, les mouvements du soleil révèlent une leçon morale :

« Quand, par ses actions mauvaises, il [l’homme] transgresse la justice, il alourdit et obscurcit le soleil et la lune, si bien que, suivant son exemple, ceux-ci se manifestent dans des tempêtes, des pluies ou des sécheresses […]9. »

« Qd le soleil en hiver descend, le feu, par la glace, les frimas et la grêle, inflige les sévices de la justice. Par le feu, par le froid, par d’autres plaies, tout péché encourt donc le châtiment qu’il mérite10. »

Ces quelques phrases pourraient être prises comme des objurgations. Il semblerait que le propos de la « Sybille du Rhin » soit en fait plutôt de nous rappeler que la Création est bienfaisante si l’on en fait un usage raisonné et sain.

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1 Bernard Silvestre, Cosmographie, Paris, Cerf, 1998.

2 Bernard Ribémont, De Natura Rerum. Etudes sur les encyclopédies médiévales, Orléans, Paradigme, 1995, p. 89.

3 Le titre de Physica apparaît avec l’édition princeps. Pour plus d’informations sur les ouvrages sur lesquels se basent cette étude, voir les travaux de Laurence Moulinier, en particulier « La terre vue par Hildegarde de Bingen » (Mars 2005), 205-230.

4 Michel Trouvé et Pierre Dumoulin, présentation du texte d’Hildegarde de Bingen, Les mérites de la vie. Principes de psychologie chrétienne, Editions des Béatitudes, 2014, p.9.

5 Le livre des subtilités des créatures divines (Liber subtilitatum), trad. P. Monat, Grenoble, 1988, t. 1 p. 29-31.

6 Traduit du latin d’après l’édition de Laurence Moulinier, Beate Hildegardis. Cause et cure, Munich, Akademie Verlag, 2003 (Rarissima mediaevalia, 1), basée sur le manuscrit de Copenhague, fol. 6vb.

7 Ead., fol. 11va-12ra.

8 Le livre des subtilités des créatures divines, p. 29.

9 Ead., p. 31.

10 Le livre des œuvres divines : Visions, présenté et traduit par Bernard Gorceix, Paris, Albin Michel (coll. « Spiritualités vivantes, Sér. Christianisme »), p. 39-40.